Voici quelques poèmes d’un auteur que j’apprécie beaucoup, Denis Emorine:
Nous aurons rendez-vous
mais tu ne le sauras jamais.
J’aurai lu les lettres sans
t’avoir connu
et c’est mieux ainsi, je crois
Nous nous croiserons sur le
pont de la mort
mais nos yeux ne se rencontreront pas.
Les tiens auront cessé de la
dévisager depuis longtemps
J’aurai ces lettres froissées
Où vous écriviez des mots
d’amour qui ne m’étaient pas destinés.
Ta tombe s’effrite dans ma
mémoire
Elle ne cessera jamais, je crois
Tes mots ont meurtri son enfance
mais l’enfant ne te hait plus
je crois.
*
Je mesure le chemin parcouru dans les impasses du monde. Où que j’aille, j’ai toujours procédé de la sorte. Les sentiers bien balisés, les larges avenues, les routes bien entretenues ont toujours eu de l’aversion pour moi. Tout petit déjà, je grimaçais de douleur à leur vue alors, forcément, ces dernières années, le phénomène s’est accentué.
Il me tarde parfois d’arriver au bout de la dernière impasse du monde. Ce jour-là, il est probable que mon cœur battra plus fort. Je la reconnaîtrai à coup sûr puisqu’elle existera grâce à moi. Je m’y engagerai à pas lents pour mieux faire durer le plaisir ; plaisir bien relatif, évidemment.
Je pense que j’aurai néanmoins un dernier sursaut pour rebrousser chemin afin de gagner le boulevard tout proche. Mais le manque d’habitude jouera contre moi. Et puis, il se trouvera nécessairement une âme charitable pour me barrer le passage.
J’ai toujours mesuré le chemin parcouru dans les impasses du monde. C’est ainsi.
*
Retrouvailles
Cette nuit, j’ai été réveillé par un léger grattement à ma fenêtre. D’abord, pressé de me rendormir, je n’y ai pas pris garde. J’habite au dixième étage d’un vieil immeuble, ce devait être un rêve. Au moment où je refermais les yeux, le grattement a repris avec insistance. J’ai ouvert les volets, je me suis penché. La nuit était obscure, je n’ai rien distingué et puis, en me penchant davantage, je l’ai reconnu avec son petit costume et son chapeau noirs: pas de doute, c’était Franz Kafka ! Ebahi, j’ai réussi à lui adresser la parole: " Que faites-vous là, Franz ? c’est insensé, vous allez vous tuer !".
Comme il ne répondait pas, j’ai cru à une hallucination provoquée, dans mon inconscient, par un voyage récent à Prague. Mais non, il était toujours là, s’accrochant frénétiquement au rebord de ma fenêtre. J’ai d’abord pensé -je l’avoue- à lui faire lâcher prise au risque de le précipiter dans le vide. A la réflexion, j’ai eu honte de ces mauvaises pensées: on n’agit pas ainsi avec un mort. C’est contraire aux règles les plus élémentaires de la courtoisie. Kafka restait là, tristement, devant moi. Je ne savais plus que faire. Immobile, comme suspendu dans les airs, il me considérait en silence. Pris d’une illumination, je lui ai crié : " Franz, vous vous trompez d’étage ! c’est au cinquième qu’il faut vous rendre.
– Pourquoi ?" m’a-t-il répondu, interloqué.
" Tout simplement parce que votre prénom et votre nom comportent le même nombre de lettres: cinq !" ai-je lancé, victorieusement.
" Merci, merci ! vous m’avez redonné l’espoir" a-t-il hurlé. Et, m’agrippant aussitôt, il m’a entraîné vers le sol à une vitesse folle.
Depuis, tous les soirs, Kafka et moi frappons désespérément à la vitre du cinquième étage. Mais personne ne nous ouvre jamais. Pourtant l’appartement est occupé, m’a-t-on dit, par une vieille dame tchèque, une certaine… Milena Jesenskà, je crois.
*
A Saïda Oudjoukhou
Lorsque tu repartiras
mes pensées garderont la
couleur de tes yeux.
Je traverserai des paysages dévastés.
Un pas retentira derrière moi :
une inconnue qui te ressemblera
peut-être
et que je haïrai.
Lorsque tu repartiras
la terre sera d’ambre
nul endroit où me
cacher.
Seul
un souffle de toi
me guidera peut-être
lorsque tu partiras.
*
Le vieil homme n’obéit plus à sa vie.
Ses bras s’agitent devant son passé.
Dans les décombres
les morts ont dévoré ses yeux d’enfant.
Sa détresse accroche la nuit qui
épie le monde.
Ses lèvres ont cessé de
murmurer le nom de la lumière.
*
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